5 août

Le fait d’être fatiguée ne te fait pas arriver au terme plus vite. Le fait d’avoir faim ou mal non plus. Le fait d’avoir besoin de faire pipi ne doit pas forcément t’arrêter. Une peinture est achevée quand le crayon et la couleur sont arrivés à leur terme. Le téléphone ne t’interrompt pas. Rien d’autre ne retient ton attention. Tant que l’inspiration te vient, tu continues.

Toute la journée, Misty travaille en aveugle, puis le crayon s’immobilise et elle attend que Tabbi emporte le dessin et lui donne une feuille de papier vierge. Et alors rien ne se produit.

Et Misty dit : « Tabbi ? »

Ce matin, Tabbi a épinglé une grosse broche, un amas de faux brillants en verre rouge et vert, à la blouse de sa mère. Puis Tabbi est restée immobile pendant que sa mère plaçait le collier scintillant de grosse verroterie rose autour du cou de sa fille. Une vraie statue. À la lumière du soleil par la fenêtre, les fausses pierres étincelaient comme des myosotis et toutes les autres fleurs que Tabbi avait ratées cet été. Puis Tabbi a placé l’adhésif et scotché les yeux de sa mère. C’est la dernière fois que Misty l’a vue.

De nouveau, Misty dit : « Tabbi chérie ? »

Et pas le moindre son, rien. Rien que le sifflement et le claquement de chaque vague sur la plage. Les doigts écartés, Misty tend le bras et tâtonne l’air alentour. Pour la première fois depuis des jours, on l’a laissée toute seule.

Les deux bandes d’adhésif, elles démarrent à la racine de ses cheveux et descendent sur chaque œil pour s’incurver sous les maxillaires. Du pouce et de l’index de chaque main, Misty pince l’adhésif à son sommet et en pèle chaque bandelette lentement, jusqu’à ce qu’elles se détachent toutes les deux. Elle bat des paupières et ses yeux s’ouvrent. Le soleil brille trop fort pour qu’elle fasse sa mise au point. Son œuvre sur le chevalet lui apparaît floue une minute pendant que ses yeux s’adaptent à la lumière.

Les lignes de crayon deviennent nettes, noires sur le papier blanc.

C’est un dessin de l’océan, à quelque distance au large de la plage. Quelque chose flotte. Une personne flotte le nez dans l’eau, une jeune fille aux longs cheveux noirs déployés en éventail sur la mer qui l’entoure.

Les cheveux noirs de son père.

Tes cheveux noirs.

Tout est autoportrait.

Tout est journal intime.

À l’extérieur de la fenêtre, en contrebas, sur la plage, une foule de gens attendent au bord de l’océan. Deux personnes reviennent vers le rivage en pataugeant, elles transportent quelque chose. Un objet brillant lance ses feux roses éclatant au soleil.

Un bijou de pacotille. Un collier. C’est Tabbi qu’elles tiennent par les chevilles et sous les bras, sa chevelure pendant droit et mouillée dans les vagues qui sifflent et éclatent sur la plage.

La foule se recule.

Et un bruit de pas retentit dans le couloir à l’extérieur de la porte de la chambre. Une voix dans le couloir dit : « C’est prêt. »

Deux personnes transportent Tabbi et remontent la plage vers le perron de l’hôtel.

Le verrou de la porte de chambre, il fait clic, la porte s’ouvre brutalement, et Grâce est là en compagnie du docteur Touchet. Dans la main duquel, jetant des reflets brillants, se trouve une seringue hypodermique dégouttant de liquide.

Et Misty essaie de se remettre debout, le plâtre de sa jambe traînant derrière elle. Sa chaîne et son boulet.

Le docteur se précipite.

Et Misty dit : « C’est Tabbi. Il y a un problème. » Misty dit : « Sur la plage. Il faut que j’y descende. »

Le plâtre bascule et son poids l’entraîne au sol. Le chevalet dégringole à côté d’elle, ainsi que le pot de verre plein d’eau de rinçage boueuse, et il n’y a plus que des débris autour d’eux. Grâce s’agenouille, pour lui prendre le bras. Le cathéter s’est libéré de son sac et on sent la pisse de Misty qui suinte sur le tapis. Grâce est en train de remonter la manche de la blouse sur son bras.

Ta vieille chemise de travail bleue. Raide de toute la peinture séchée.

« Vous ne pouvez aller nulle part dans cet état », dit le médecin. Il lève la seringue et la tapote pour en chasser les bulles d’air, en expliquant : « Vraiment, Misty, il n’y a rien que vous puissiez faire. »

Grâce étire le bras de Misty de force, et le docteur enfonce l’aiguille.

Tu le sens, ça ?

Grâce la tient maintenant par les deux bras, et l’épingle au sol. La broche de faux rubis s’est ouverte et l’épingle s’est enfichée dans le sein de Misty, son sang rouge sur les rubis mouillés. Le pot de verre brisé. Grâce et le docteur la maintiennent sur le tapis, sa pisse s’étale sous eux. Elle remonte par capillarité sur la chemise bleue et lui pique la peau là où l’épingle est enfoncée.

Grâce, à moitié sur elle, Grâce dit : « Misty veut descendre au rez-de-chaussée maintenant. » Grâce ne pleure pas.

De sa propre voix rendue grave par cet effort au ralenti, Misty dit : « Putain de merde, qu’est-ce que vous en savez, de ce que je veux ? »

Et Grâce répond : « C’est dans ton journal intime. »

L’aiguille sort de son bras et Misty sent quelqu’un qui frotte la peau autour de l’injection. Cette sensation froide de l’alcool. Des mains se glissent sous ses bras et la tirent jusqu’à la remettre en position assise.

Le visage de Grâce, son muscle levator labii superioris, le muscle du rictus, étire son visage bien tendu à l’entour de son nez, et elle dit : « C’est du sang. Oh, et de l’urine, elle en a partout. Nous ne pouvons pas la descendre dans cet état. Pas devant tout le monde. »

La puanteur sur Misty, c’est l’odeur du siège avant de la vieille Buick. La puanteur de ta pisse.

Quelqu’un lui arrache la chemise, lui essuie la peau à l’aide de serviettes en papier. Depuis l’autre côté de la chambre, la voix du docteur dit : « C’est de l’excellent travail. Très impressionnant. » Il est en train de feuilleter la pile de dessins et de peintures achevés.

« Naturellement que c’est bon, dit Grâce. Simplement ne les mélangez pas, gardez-les dans l’ordre. Ils sont tous numérotés. »

Pour information, juste au cas où, sache que personne ne fait état de Tabbi.

Ils lui glissent les bras dans une chemise propre. Grâce lui passe une brosse dans les cheveux.

Le dessin sur le chevalet, la fille noyée dans l’océan, il est tombé par terre, et sang et pisse l’ont détrempé par le dessous. Il est bousillé. L’image a disparu.

Misty est incapable de serrer le poing. Ses yeux se ferment tout seuls. Un filet de bave humide glisse des commissures de ses lèvres, et le coup de poignard dans son sein s’atténue.

Grâce et le docteur, ils la soulèvent pour la remettre debout. À l’extérieur, dans le couloir, d’autres personnes attendent. D’autres bras l’encerclent des deux côtés, et on la fait voler dans l’escalier, suspendue, au ralenti. Paulette et Raymon et quelqu’un d’autre, le copain blond de Peter du temps de la fac. Will Tupper. Son lobe d’oreille toujours séparé en deux pointes effilées. L’intégralité du musée de cire de Waytansea Island.

Tout est tellement silencieux, sauf son plâtre qui traîne et qui cogne à chaque marche.

Une foule de gens emplit le hall de l’entrée, cette forêt sombre d’arbres cirés et de moquette moussue, mais tous se reculent tandis qu’on la transporte vers la salle à manger. Ce sont toutes les vieilles familles de l’île, les Burton, les Hyland, les Petersen et les Perry. Il n’y a pas un seul visage estival parmi eux.

Puis les portes de la Salle Bois et Or s’ouvrent. Sur la table six, place de choix pour quatre près des fenêtres, il y a quelque chose, masqué par une couverture. Le profil d’un petit visage, une poitrine plate de petite fille. Et la voix de Grâce lance : « Dépêchons pendant qu’elle est encore consciente. Laissez-lui voir. Soulevez la couverture. » Un dévoilement. Un rideau qui se lève. Et derrière Misty, tous ses voisins s’attroupent pour assister au spectacle.

Journal intime
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